Été 1995, une chaleur écrasante à faire pâlir Râ, douze années au compteur et l’ennui comme seule occupation. Si toi aussi tu es enfant unique, tu sais de quoi je cause. Putain, ça va être long. Fort heureusement, un éléments perturbateur va changer la donne. Comme au temps de la Prohibition, on me refile sous le manteau – ou plutôt sous le débardeur affreux que j’osais porter fièrement à l’époque – la VHS de Dirty Dancing. Cette jaquette tape-à-l’œil pique ma curiosité. Il paraît que c’est un immanquable qui va, selon certaines, changer le cours de ma vie. Typo flashy, robe rose pêche et couple enlacé, il ne m’en faut pas plus pour, sitôt rentrée, glisser la bande dans le vieux magnétoscope familial. L’effervescence de l’adolescence et la puberté chevillée au corps, je frissonne dès les premières notes de Be my Baby des Ronettes. Un feu d’artifice d’hormones jaillit. Le cœur serré et les mains moites, la tête à 30 centimètres de l’écran cathodique, je suis bouche bée. Bébé et moi n’avons aucun point commun et pourtant, cette fille-là a quelque peu bouleversé mon adolescence. Viens par là, on va discuter de ma puberté.
Ne le dites pas à son père
Été 1963, Frédérique dite Bébé débarque avec ses parents et sa sœur à la pension des Kellerman. On ne va pas se mentir, ça ne sent pas la grosse éclate, ces vacances. Du coup, elle part s’encanailler avec le staff et fait la rencontre de sa vie : Johnny le Rebelle et accessoirement Penny, sa partenaire de danse. Cette cruche de Penny tombe enceinte. Et comme par magie, Bébé est la seule à pouvoir la remplacer pour le gala. Faut pas chercher, il y a vingt danseuses disponibles mais on pense à Bébé qui n’a jamais foutu un pied sur une scène. Bon, la crédibilité du scénario, on s’en fiche un peu. Je vous la fais courte pour ceux qui n’auraient pas vu ce chef-d’oeuvre (honte à toi) : Bébé apprend à danser avec Johnny, elle tombe amoureuse mais Papa-Bébé n’est pas du tout chaud. C’est la fin des haricots pour cette jeune fille de bonne famille. Il faut dire que Johnny n’est pas vraiment le gendre idéal. Bon an mal an, Bébé affronte papa chéri et impose son mec. Quand je vous disais que cette fille en avait sous le capot… Du haut de ses 16 ans (presque 25 dans la-vie-la-vraie mais on s’en cogne), Bébé l’adolescente mal dégrossie se meut en femme et ce n’est pas moi qui le dit : « Frédérique, c’est le prénom d’une vraie femme », dixit Johnny à sa douce après une partie de jambes en l’air ellipsée. Oui parce que bon, tout est ultra suggéré mais jamais vraiment montré. Bref, Bébé, c’est une bouille rondouillarde, un sourire ravissant, un gros pull en mohair importable (comme mon débardeur) et ce petit quelque chose de charmant qui n’appartient qu’à elle. Exit les canons de beauté habituels, les grandes blondes à la taille mannequin et autres bombes couchées sur papier glacé. Cette fille-là est bien ancrée dans le réel, celui de la projection possible, de la-vie-la-vraie-enfin-presque. Et elle veut sauver le monde. De quoi en faire la figure de proue des féministes, enfin dans ma tête de pré-ado. Je me fiche pas mal du corps d’athlète de feu Patrick Swayze. Je veux la voir apprendre à danser, s’émanciper de son papa chéri et tomber amoureuse.
Ne le dites pas à ma mère
Le choc ultime. Je n’avais jamais rien vu de pareil. Mes hormones et moi, on se met d’accord à la fin de la première vision dudit film. On reste tranquille quelques années et on verra ça plus tard. En 1995, c’était vraiment pas du tout comme maintenant ! On ne portait pas de string, pas de maquillage et c’était plutôt salopette que robe à paillettes. À l’époque pour moi, tous ces corps dansants et reluisants qui s’entrechoquent font partie du décor. Et j’ai mis quelques années à comprendre ce que signifiait ceci : « Essaie de faire mousser ton spaghetti et, en attendant, laisse faire les gros calibres. » C’est quoi cette histoire de spaghetti, ils sont en train de mettre la table ? Passons sur ma naïveté de l’époque mais je sens bien que ce film n’est pas de mon âge. Il y a bien trop de gros plans sur des hanches collées-serrées pour que ça passe auprès de l’autorité parentale. Cette merveille de VHS reste donc planquée dans ma pile de lettres top secrètes, qui ne doit pas être si bien cachée que ça après réflexion. Et dès que ma mère tourne les talons : VHS, magnéto, à 30 centimètres de l’écran. L’été 1995 s’achève, la température baisse et mes seins n’ont toujours pas poussé. Preuve s’il en faut qu’il me reste encore quelques années avant de devenir, à mon tour, une femme, une vraie. Mais je m’en fiche pas mal car je possède le pouvoir de changer la vie d’une autre.
Le passage du flambeau
« Il faut que je te montre un truc méga-supra important mais pas un mot. » Nous nous tenons côte-à-côte. Je la regarde du coin de l’œil, elle est bouche bée. Je ne suis pas peu fière d’être, à mon tour, celle qui dévoile ce grand mystère. Je lui ouvre la voie de la connaissance et sa vie ne sera jamais plus comme avant. Une fois la projection finie, elle me réclame à cor et à cri de lui prêter ce magnifique objet : « S’il te plaîîîîît. Sinon je meuuuurrrs. » Je cède, à contrecœur. Inutile de préciser que je n’ai jamais revu la couleur de cette VHS. En passant, si tu me lis, RENDS-MOI CETTE CASSETTE BORDEL !
L’assumer
Depuis, mes seins ont un peu poussé, et j’ai enfin saisi ce que cachait cette histoire de spaghetti. Je reste insensible aux charmes Patrick Swayze mais je prends un malin plaisir à défendre bec et ongles ce film. Il faut sans cesse jongler selon les arguments du détracteur. Entre les « c’est pour les gonzesses », les « c’est une très mauvaise comédie romantique » et les « elle est moche la nana ». Jennifer Grey est la plus sublime des femmes permanentée et, étant docteur ès comédie romantique, je peux jurer cracher qu’on ne fait pas mieux en la matière. Dirty Dancing fait partie de ces films estampillés “mauvais goût”. Mais il possède le pouvoir magique de me ramener incontestablement à mes douze ans. Une douce nostalgie qui vaut bien toutes les critiques du monde. Et surtout, surtout, ne me parlez pas de Ghost.
Module
Le petit ami parfait.
C’est votre quatrième rencard. La fille est intelligente et ravissante. Problème : au bout de trois verres et donc un peu pompette, elle vous avoue une passion effrénée pour Dirty Dancing. Pas de panique, voici quelques conseils pour vous en sortir dignement.
Feintez d’avoir vu le film :
- « Ah oui, le moment où ils dansent là. » Mais n’en faites pas trop. Si vous commencez à raconter la scène où des manchots se dandinent sur un morceau de cha-cha-cha au bord de la banquise, votre dulcinée va vite sentir qu’il y a un loup.
Changez de sujet :
- « Il est mort de quoi déjà Patrick Swayze ? » Oui, ça risque de plomber l’ambiance mais ça sera toujours mieux que d’avouer que vous n’avez pas vu ce chef-d’œuvre.
Offrez-vous une séance de rattrapage illico presto :
- « Il faut que je rentre, j’ai mal au ventre. » Raccompagnez la jeune fille, courez chez vous et installez-vous confortablement. C’est parti pour 1h40 de danses endiablées. N’oubliez pas de noter quelques répliques à replacer discrètement lors du prochain rencard.
Quittez-la :
- Ben oui, si vous ne voulez pas faire l’effort de voir ce chef-d’oeuvre c’est que vous ne la méritez pas donc rendez-lui service !
Offrez-lui le rêve de sa vie :
- Organisez une séance de danse avec un pro qui vous apprendra cette fameuse chorégraphie. Inutile de préciser qu’après ça, vous l’aurez dans la poche !