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vendredi, 19 septembre 2014

MADAME RENAUDIER

Par
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L’autre jour, j’ai appris que ma petite sœur avait un chien. Il n’y a jamais eu de chien à la maison quand j’y habitais encore et, étant fondamentalement une fille à chats, j’ai décidé de prendre la nouvelle avec circonspection. Je me suis rappelé mes rares interactions canines, où la crainte était souvent présente. Et j’ai pensé à cette phrase : « Faut pas avoir peur de Bobby, il mord pas, il a plus de dents ». Ces mots, régulièrement prononcés par notre voisine Madame Renaudier, ont résonné dans ma tête pour finir par former la synthèse parfaite de cette vieille dame.

Madame Renaudier habitait derrière chez nous. Sa petite maison était en retrait, derrière la grande bâtisse du 19ème siècle que mon père avait achetée. Pour se rendre chez elle, Madame Renaudier devait passer par une sorte de tunnel au niveau de la rue, en dessous de ma chambre, longer les murs de notre cuisine, pour finalement arriver sur un petit chemin en pente qui menait à sa maison et aux jardins des différents voisins de la rue. La fenêtre de sa chambre donnait sur notre terrasse. Mon père avait dressé une palissade et planté une glycine pour nous protéger des regards bien trop curieux de la voisine. Celle-ci l’avait très mal pris,« c’est le mur de Berlin ! » se plaignait-elle encore plusieurs mois après l’édification du mur de bois.

À l’époque, son mari était encore vivant et ils habitaient ensemble avec leur chien Bobby. Je ne sais pas à quelle race il appartenait, mais c’était un tout petit chien au poil ras, noir, court sur pattes, avec des petites oreilles pointues, qui courait partout et aboyait très fort. Il était particulièrement laid et je l’ai toujours détesté. J’en avais un peu peur. « Il mord pas, il a plus de dents ». Je n’ai pas trop de souvenirs du mari de Madame Renaudier. C’était un homme très discret. À la maison, on ne parlait que de sa femme, qu’on appelait sobrement « la voisine ». Et quelle voisine.

Madame Renaudier a toujours recherché l’attention et voulu être au centre de tout. C’était la pire commère du bourg de notre village. Je pense qu’habiter en retrait, derrière d’autres maisons, a dû lui être d’une grande frustration car elle ne pouvait pas espionner à l’envi les passants dans la rue. Qu’à cela ne tienne, elle quittait son salon pour se poster à l’entrée du petit tunnel et restait là, longtemps, à observer le bourg. Elle privilégiait les moments où la rue était la plus animée, à la fin de la messe ou à la sortie des classes. Sa petite silhouette de vieille femme tassée, ses yeux aux aguets, son menton tombant et ses cheveux coupés court, frisés et teints d’une couleur rougeâtre faisaient partie du décor. Si un passant avait le malheur de passer trop près, la voisine entamait la conversation, posait une foule de questions, et il était alors bien difficile de s’en débarrasser. Des fois, je loupais la fermeture de la poste à cause d’elle. Vous aviez beau lui répéter que vous étiez pressé, elle vous tenait entre ses serres, tel un charognard en quête de scandale ou tout simplement d’un auditoire pour entendre ses longues complaintes et ses nombreux ragots.

C’était typiquement le genre de personnages dont mes parents se seraient bien passés, et très vite j’ai moi-même appris à m’en méfier. Parfois, elle sonnait à la maison et on lui proposait, par politesse, un café quand on ne trouvait pas de prétexte pour l’empêcher d’entrer. Elle se mêlait de tout, donnait des conseils à ma mère, qu’elle a toujours appelé Isabelle bien que son prénom soit Elisabeth, examinait avec attention chacun des détails de la cuisine, jusqu’aux assiettes sales dans l’évier. Quand j’allais au jardin avec ma sœur et mon frère, nous passions en triple vitesse devant chez elle et poussions un soupir de soulagement quand les volets étaient fermés. Malheureusement, la voisine revenait toujours, n’ayant aucune autre activité dans sa vie que celle de se balader dans le quartier ou s’occuper de son jardin. Elle arrivait parfois à nous amadouer et à nous convaincre de la suivre, parce qu’elle avait des Kinder chez elle ou de nouveaux lapins dans son clapier. Alors que nous regardions avec tendresse les petites bêtes albinos, Madame Renaudier nous pointait celles qu’elle comptait tuer dans la semaine. Ensuite, elle nous conduisait chez elle et nous montrait son congélateur rempli de lapins. Elle expliquait avec fierté son système de rangement : « Quand j’en tue des nouveaux, je les mets toujours au fond du congélateur, comme ça les plus vieux restent sur le dessus. Vous voulez que je vous en donne un ? ». Nous déclinions poliment, prenions un Kinder et décampions, soulagés que le supplice soit terminé.

Et puis notre vie, comme celle de Madame Renaudier, a changé. Mes parents se sont séparés, ce qui a fait jaser tout le village car à l’époque, c’était encore assez rare de briser un mariage. J’imagine que la voisine devait crâner dur : « Les divorcés ? Évidemment que je les connais, très bien même, j’habite juste à côté de chez eux ». Peut-être a-t-elle même inventé des histoires à notre sujet. Ma sœur, mon frère et moi n’allions plus dans le bourg que les weekends. Parfois, nous remarquions que notre balançoire avait été cassée, car la voisine avait profité de notre absence pour dire à ses petits enfants qu’ils pouvaient jouer dans notre jardin. C’était une femme sans gêne.

Le mari de Madame Renaudier est décédé. Bobby a pleuré toutes les nuits pendant des semaines, c’est la seule fois que j’ai ressenti une once d’affection pour le chien. La voisine restait fidèle à elle-même, la commère de service, mais sa famille venait plus souvent lui rendre visite, du moins au début, et elle nous embêtait moins qu’avant. Et puis, au bout de quelque temps, Madame Renaudier a commencé à voir d’autres hommes, deux en même temps, pour être plus exacte. Elle a expliqué une fois à mon père, qui s’en moquait royalement, qu’elle était plus amoureuse d’un premier homme, mais que celui-ci était déjà bien vieux, alors elle sortait les weekends avec un plus jeune, qu’elle aimait moins mais qui avait le mérite de l’emmener danser dans les guinguettes.

Le temps a passé. Nous étions encore moins souvent dans la vieille maison, et nous avons un peu oublié Madame Renaudier. Nous la croisions encore de temps en temps, mais il lui arrivait de ne pas nous reconnaître. Nous avions grandi. Une fois, elle m’a pris pour ma mère et, me voyant entrer, s’est permis un « Isabelle, tu n’habites plus ici. Tu n’as pas le droit d’être là. Je vais le dire ! ». Une autre, elle a cru que mon frère était le petit copain de ma sœur. Je ne sais pas exactement quand elle a commencé à perdre sérieusement la tête. Il faut dire qu’elle n’avait jamais fait preuve d’une grande sagesse. Comme elle s’ennuyait, notre voisine s’est trouvé un ennemi, en la personne du prunier sur notre terrasse. Régulièrement, elle venait toquer à notre porte, quand elle voyait que nous étions bien là, pour se plaindre que « l’arbre est empoisonné. Mon docteur me dit que c’est à cause de lui que je ne vois plus rien. » Elle a mené une active campagne contre le pauvre prunier pendant au moins un an, avant de comprendre que mon père ne le couperait pas et ne donnait aucun crédit à son histoire d’aveuglement à cause d’un arbre.

Et puis Bobby est mort. On ne s’en est pas rendus compte tout de suite. Ce n’est qu’au bout de plusieurs semaines que nous avons remarqué que nous n’étions plus dérangés par ses insupportables aboiements. La voisine ne venait plus nous voir. Je pense que mon père l’avait sermonnée un peu plus fort que d’habitude et elle était fâchée.

La dernière fois que j’ai vu Madame Renaudier, c’était il y a deux ou trois ans. Elle était en voiture, conduite par un jeune, sûrement de sa famille, et faisait le tour du village en arrêtant tous les passants pour leur demander : « Vous n’avez pas vu Bobby ? C’est mon chien ». Il était déjà mort depuis un bon moment. Ce pauvre Bobby qui ne mordait pas parce qu’il n’avait plus de dents.