J’ai une relation étrange avec les fantômes. Non pas par chamanisme, par passion pour la conspiration ou par crédulité youtubesque, et encore. J’aime juste oser y croire, pour y croire.
Pour résumer le sentiment, ou l’émotion, ou bien plutôt la chose, il y aurait cette phrase écrite par Rilke au début des Carnets de Malte Laurids Brigge. Qui dit, en gros, et parce que je ne m’en souviens plus parfaitement, que le narrateur, allongé de côté dans son lit, sent une force noire derrière son dos, mais que quand il se retourne, il n’y a absolument rien.
Un jour j’ai appelé les esprits et je crois que ça a fonctionné. C’était un esprit femme qui avait vécu dans les années 100 ou quelque chose comme ça. On l’avait appelée lors d’un après-midi et elle avait un lien de parenté avec l’une des personnes autour de la table. Le moment en lui-même est un peu indescriptible, on a chacun un doigt sur le pied d’un verre à pied et celui-ci se déplace sur la table de manière tout à fait bizarre. Déplacements vifs et élastiques, qu’il paraît impossible de refaire en vrai, parce que si l’on pousse le verre trop fort il tombe.
Après coup, nous étions dans un état d’esprit semi-triomphant, semi-mitigé. Appeler les esprits était peut-être la technique miracle pour connaître le numéro gagnant de l’Euro millions d’une part (trait d’esprit bidon d’un gars à qui je ne parle plus depuis, mais doué d’une telle force de conviction que, à l’époque, j’y croyais à donf). D’autre part on s’imaginait que les déplacements du verre étaient en fait liés à de microscopiques tremblements de nos corps respectifs. Cette dernière réflexion, somme toute nulle, restant la plus juste des deux.
L’idée de la limite vivant/mort me fascine, mais encore plus l’idée que l’idée de fantômes est fondamentalement humaine et vivante. Avec un ami, on s’est dit que la peur de l’esprit était la peur la plus puissante après la peur de la guerre. On s’est dit que nous, chanceux, n’avions pas connu la guerre alors les fantômes prenaient le relais de la plus grande peur.
Des fois, je dois traverser une voie de chemins de fer toute seule, et alors je me mets à courir parce que je commence à sentir une force noire derrière mon dos, à la Rilke style. Ou encore, il existe des endroits où je sais que je ne vais pas.
Je ne traverse pas la porte. Montées d’angoisses ébouriffantes, frayeurs soudaines etc. Ou encore, je pense au film Biutiful avec Javier Bardem, où à certains moments il se retrouve à voir des cadavres sur son plafond et je me dis qu’il s’agit du summum de la peur, tous ces morts bloqués là-haut, qui nous haïssent d’être vivants.
Des fois, c’est plus modéré, et je me mets seulement à mélanger mes fantômes à d’autres scénarios imaginaires, mêlant histoire, théâtre, débilité et réalité. Je me dis que, par exemple, la musique dite classique est ce qui se rapproche le plus de mon idée de fantôme. Pénétrer dans un opéra vide, c’est d’emblée s’imaginer les conversations mélangées des foules qui y sont allées au fil des ans. À ce moment-là je m’imagine la première scène de Titanic où il y a l’alternance d’images de l’épave et de flashs du navire : notamment quand les deux stewards ouvrent la porte blanche, la porte passant peu à peu de l’épave à la blancheur. Là par exemple, j’écoute Bruckner, de la musique symphonique, et je me dis que c’est quand même beau qu’une cinquantaine de personnes déchiffrent de concert des partitions mortes et que ceci soit si communément, mondialement et bourgeoisement admis ! Alors que personne n’y comprend rien, au fond ! Le temps d’un concert, il y a un mélange de couche de passé et de couche de présent qui se mélangent et, là, les esprits ambiants ne me font pas peur du tout, je me sens protégée de tout.
Je repense à ces moments où, enfant, je croyais que les membres de ma famille se transformaient en extraterrestres quand ils étaient dans d’autres pièces, ou aux meubles qui se déplaçaient dans la maison quand je dormais. Aujourd’hui j’ai 20 ans, et depuis quelques mois je ne peux me détacher de nouveaux fantasmes de ces esprits, fantasmes déformés et déformants, qui parfois m’empêchent de dormir.
Il n’y a pourtant rien de si grave dans ces affabulations mystiques, hugoliennes. Le fantôme est déclencheur d’imagination et d’images, rien d’autre. Parce que si jamais quelque chose existe vraiment, et nous regarde, ça ne sera jamais un danger parce que la force physique est de notre côté, et qu’on n’est pas dans des jeux vidéos (j’en avais un sur PS2 où il fallait prendre des fantômes en photos et il faisait trop peur; ou alors dans les Sims Permis de Sortir sur Game Boy Advance, tu pouvais parler à un fantôme dans le cimetière), et que c’est tout de même bien triste, au fond.
Il restera toutefois le point inconnu et immatériel, source profonde de la peur – qu’on ne pourra défaire. Éloge de l’anti-raison. J’aimerais finir avec quelque chose qui apparaît dans L’Interprétation des Rêves de Freud. C’est en réalité à propos des rêves, autre chose bizarre de la vie, mais ça peut peut-être éclairer aussi au sujet de « Les rêves les mieux interprétés gardent souvent un point obscur; on remarque là un nœud de pensée qu’on ne peut défaire. C’est l’ombilic du rêve, le point où il se rattache à l’inconnu. »